12. Les rassemblements simultanés et les contre-manifestations
12.1 Les autorités sont-elles tenues d'autoriser de multiples manifestations au même endroit et à la même heure ?
Si plusieurs groupes souhaitent se rassembler au même endroit et à la même heure pour manifester séparément, les autorités devraient, dans la mesure du possible, prendre des mesures pour faciliter ces évènements. Le Rapporteur spécial des Nations Unies a rappelé ce qui suit :
Dans l’affaire Lashmankin et autres c. Russie, la CEDH a estimé que la pratique des autorités russes consistant à proposer automatiquement de changer le lieu des rassemblements prévus, si ce dernier coïncidait avec celui d’un autre rassemblement, n’était pas acceptable. Il ne devrait être possible de proposer un changement de lieu que s’il existe des raisons véritables pour que les deux évènements ne puissent pas se tenir de façon concomitante :
La Cour estime que le refus d’autoriser l le lieu d’un rassemblement public sur le seul fondement que ce dernier aurait lieu en même temps et au même endroit qu’un autre évènement public, et en l’absence d’une indication claire et objective que les deux évènements en question ne pourraient pas être gérés de manière appropriée dans le cadre de l’exercice des pouvoirs de police, constitue une ingérence disproportionnée dans la liberté de réunion.[4]Lashmankin et autres c. Russie, CEDH, arrêt du 7 février 2017, point 42. (uniquement disponible en anglais)Voir également Sáska c. Hongrie, CEDH, arrêt du 27 novembre 2012, point 21. (uniquement disponible en anglais)
Le BIDDH/OSCE, dans ses lignes directrices, suggère qu’au cas où il s’avérerait impossible d’organiser les deux évènement en même temps, les parties devraient être encouragées à dialoguer en vue de trouver une solution satisfaisante. En cas d’échec, une méthode non discriminatoire devrait être trouvée pour assigner un emplacement différent à chacun des évènements, comme un tirage au sort. Les lignes directrices préviennent que bien que la méthode du « premier venu, premier servi » puisse être légitime, des abus peuvent intervenir (consistant, par exemple, à notifier délibérément une réunion très longtemps à l’avance de manière à bloquer l’accès aux autres événements).[5]BIDDH/OSCE et Commission de Venise, Lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique, 2ème édition, 2010, Notes explicatives, point 122.
12.2 Comment gérer les contre-manifestations ?
Le devoir des autorités de permettre la tenue simultanée de deux rassemblements revêt une importance particulière lorsque les participants à l’un des rassemblements manifestent contre l’autre. Cela découle du principe selon lequel les manifestants sont en droit de se rassembler à portée de vue et d’ouïe du public cible (voir la section 9.1).
Dans le même temps, les autorités doivent également s’assurer que la contre-manifestation n’a pas pour effet d’inhiber le droit de manifester. Le Rapporteur spécial des Nations Unies souligne le rôle important joué par les forces de l’ordre sur ce point :
S’agissant des contre-manifestations, qui visent à exprimer un désaccord avec le message d’autres réunions, elles ne devraient pas dissuader les participants d’autres réunions d’exercer leur droit de réunion pacifique. À cet égard, le rôle que jouent les autorités chargées du maintien de l’ordre dans la protection et dans la facilitation des manifestations est crucial.[6]Conseil des droits de l’homme des Nations unies, Premier rapport thématique du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association, Maina Kiai, Doc. des Nations unies A/HRC/20/27,21 mai 2012, point 30 ; voir également Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Rapport conjoint du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association et du Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires concernant la bonne gestion des rassemblements, Doc. des Nations Unies A/HRC/31/66, 4 février 2016, points 24 à 25. (uniquement disponible en anglais)
Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche v. Austria
Dans l’affaire Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, la requérante était une association de médecins qui militent contre l’avortement. En 1980 et 1982, cette association avait organisé deux manifestations en Autriche que des contre-manifestants avaient perturbé en dépit de la présence d’importantes forces de police. La première manifestation avait consisté en un office religieux dans une église, suivi d’une autre cérémonie devant un autel érigé sur une colline. Des contre-manifestants avaient perturbé la marche vers la colline en se mêlant aux marcheurs et en gênant par leurs cris les prières ; ils avaient ensuite interrompu le service devant l’autel à l’aide de haut-parleurs et en jetant des œufs et des touffes d’herbe. Des unités spéciales anti-émeutes avaient formé un cordon entre les groupes antagonistes, lorsque la surexcitation des esprits avaient failli engendrer des violences physiques. La deuxième manifestation avait eu lieu sur la place de la Cathédrale de Salzbourg. Une centaine de policiers avaient été dépêchés sur la scène, pour séparer les participants de leurs adversaires et éviter le risque d’attaques directes ; ils avaient fini par évacuer la place pour éviter toute perturbation du service religieux organisé par les médecins.
La CEDH a estimé que la liberté de réunion pacifique impose à l’État le devoir d’adopter des mesures positives pour garantir que les participants puissent manifester sans crainte de subir des violences physiques de la part de leurs opposants. Néanmoins, la Cour a ajouté que les autorités disposaient d’un large pouvoir discrétionnaire pour choisir les mesures appropriées, et que l’obligation dont ils sont tenus est une obligations de moyen, et non de résultat :
S’il incombe aux États contractants d’adopter des mesures raisonnables et appropriées afin d’assurer le déroulement pacifique des manifestations licites, ils ne sauraient pour autant le garantir de manière absolue et ils jouissent d’un large pouvoir d’appréciation dans le choix de la méthode à utiliser. En la matière, ils assument en vertu de l’article 11 (art. 11) de la Convention une obligation de moyens et non de résultat.[10]Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, CEDH, arrêt du 21 juin 1988, point 34 (références omises).
Dans la présente affaire, la Cour a conclu que malgré quelques incidents, la police autrichienne avait, dans l’ensemble, pris des mesures raisonnables et appropriées, et qu’elle était parvenue à faire en sorte que les rassemblements des requérants se poursuivent jusqu’au bout. En conséquence, il n’y a pas eu de violation du droit à la liberté de réunion pacifique.[11]Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, CEDH, arrêt du 21 juin 1988, points 35 à 39.
, la CEDH a souligné que la liberté de réunion pacifique comprenait le droit d’exprimer un avis que les autres trouvent gênant ou choquant (voir la section 7). Les autorités ont une obligation positive de protéger les participants à un rassemblement contre la violence physique exercée par leurs contradicteurs :
Or il arrive à une manifestation donnée de heurter ou mécontenter des éléments hostiles aux idées ou revendications qu’elle veut promouvoir. Les participants doivent pourtant pouvoir la tenir sans avoir à redouter des brutalités que leur infligeraient leurs adversaires : pareille crainte risquerait de dissuader les associations ou autres groupes défendant des opinions ou intérêts communs de s’exprimer ouvertement sur des thèmes brûlants de la vie de la collectivité. Dans une démocratie, le droit de contre-manifester ne saurait aller jusqu’à paralyser l’exercice du droit de manifester. Partant, une liberté réelle et effective de réunion pacifique ne s’accommode pas d’un simple devoir de non-ingérence de l’État ; une conception purement négative ne cadrerait pas avec l’objet et le but de l’article 11 (art. 11) (…) celui-ci appelle parfois des mesures positives, au besoin jusque dans les relations interindividuelles.[9]Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, CEDH, arrêt du 21 juin 1988, point 32.
Le fait qu’une manifestation puisse attirer une contre-manifestation violente ne constitue pas une raison d’interdire ou de déplacer la première (voir la section 7). De la même manière, une contre-manifestation ne saurait être interdite uniquement par crainte d’une confrontation violente (que cette crainte soit ou non justifiée). Dans la mesure du possible, les autorités doivent adopter des mesures préventives appropriées. Dans l’affaire Fáber c. Hongrie, la CEDH a déclaré ce qui suit :
Dans le cadre de l’exercice, par l’État, de sa marge d’appréciation, des incidents violents passés lors d’évènements similaires et l’incidence d’une contre-manifestation sur la manifestation ciblée constituent des considérations pertinentes pour les autorités, pour ce qui est du risque d’une confrontation violente entre les deux groupes (un problème général d’ordre public). L’expérience tirée de troubles passée est moins pertinente dans le cas, comme en l’espèce, où les autorités peuvent adopter des mesures préventives, telles qu’une présence policière séparant les deux rassemblements et fournissant un niveau de protection suffisant, même s’il existait déjà des antécédents de violences lors d’évènements similaires ayant nécessité l’intervention des forces de l’ordre.[12]Fáber c. Hongrie, CEDH, arrêt du 24 juillet 2012, point 44 (uniquement disponible en anglais) (références omises).
Lorsqu’il existe des antécédents d’hostilité publique vis-à-vis d’un groupe minoritaire ayant annoncé son intention d’organiser un rassemblement, le devoir des autorités va au-delà du déploiement d’effectifs policiers suffisants ; elles doivent aussi utiliser tous les moyens disponibles pour prôner la tolérance, notamment dans le cadre de déclarations publiques et d’avertissements à l’égard des contrevenants potentiels. Dans l’affaire Identoba et autres c. Géorgie, par exemple, les requérants, des membres de la communauté lesbienne, gay, bisexuelle et transsexuelle (LGBT) géorgienne, avaient été insultés, menacés et agressés par un plus grand groupe de contre-manifestants lors d’une manifestation pacifique qui visait à commémorer la Journée internationale contre l’homophobie. Au lieu de maîtriser les contre-manifestants les plus agressifs, la police avait brièvement placé en détention certains des requérants, prétendument pour leur propre sécurité. La CEDH a retenu l’existence d’une violation des droits à la liberté de réunion et à la non-discrimination. Elle a déclaré ce qui suit :
[A]u vu de l’attitude d’une partie de la société géorgienne envers les minorités sexuelles, les autorités connaissaient ou auraient dû connaître le risque de tensions liées à la marche sur la voie publique prévue par l’organisation requérante (…). Elles étaient ainsi tenues d’utiliser tous les moyens possibles, comme, par exemple, des déclarations publiques préalables à la manifestation, pour prôner, sans aucune ambiguïté, l’adoption d’une attitude tolérante et conciliatrice, ainsi que des avertissements à l’attention des contrevenants éventuels sur la nature des sanctions susceptibles de leur être infligées. Par ailleurs, il est apparu clairement à l’issue du défilé LGBT que le nombre de patrouilles d’officiers de police dépêchées sur les lieux de la manifestation était insuffisant, et il est évident qu’il aurait été plus prudent de la part des autorités, compte tenu de la probabilité d’affrontements dans la rue, d’assurer une présence policière plus forte en mobilisant, par exemple, une unité de police anti-émeutes.[13]Identoba et autres c. Géorgie, CEDH, arrêt du 12 mai 2015, point 99 ; (uniquement disponible en anglais)voir égalementOuranio Toxo et autres c. Grèce, CEDH, arrêt du 20 octobre 2005, points 42 à 43 et Alexeïev c. Russie, CEDH, arrêt du 21 octobre 2010, point 75.