9.1 Les organisateurs et les participants ont-ils le droit de choisir le lieu de leur rassemblement ?
Le choix du lieu du rassemblement par les organisateurs fait partie intégrante du droit à la liberté de réunion pacifique. Souvent, le lieu du rassemblement est une part important de son message ; une protestation demandant des comptes au sujet d’une explosion de gaz, par exemple, peut se tenir sur le site de l’explosion et à la même heure que celle-ci. De même, les espaces publics situés autour des bâtiments emblématiques constituent un emplacement logique pour faire passer un message concernant les institutions qu’ils hébergent.
La CEDH a également déclaré, de manière plus générale, ce qui suit :
Pour la Cour, le droit à la liberté de réunion inclut le droit de choisir le moment, le lieu et les modalités du rassemblement, dans les limites prévues à l’article 11, point 2.[6]Sáska c. Hongrie, CEDH, arrêt du 27 novembre 2012, point 21. (uniquement disponible en anglais)
Vue que la liberté de réunion englobe aussi bien les rassemblements statiques que ceux en mouvement (voir la section 1), le lieu choisi peut être soit un lieu unique, soit une série de lieux au fil du parcours.
Le lieu privilégié par les organisateurs ne sera pas toujours préféré par ou adapté aux yeux des autorités ou du public. Or, le principe général selon lequel il convient de faire preuve de tolérance (voir la section 6) par rapport aux perturbations causées inévitablement par les rassemblements signifie que le choix du lieu doit, en principe, être respecté. Selon la CEDH, les autorités doivent :
Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie
Dans l’affaire Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, les requérants plaidaient pour les intérêts de la minorité macédonienne en Bulgarie. Ils souhaitaient organiser des évènements commémoratifs sur les tombes de personnages historiques qu’ils considéraient comme des martyrs macédoniens. Les mêmes personnages étaient toutefois honorés également en tant que héros nationaux bulgares. Craignant des troubles, les autorités avaient décidé d’interdire la tenue des évènements prévus par les requérants au même endroit et à la même heure que les cérémonies officielles. La CEDH a rejeté l’argument invoqué par le gouvernement bulgare selon lequel les requérants auraient dû choisir d’autres sites ou d’autres dates pour leurs rassemblements :
[L]es lieux et dates des cérémonies revêtaient manifestement une importance cruciale pour les requérants, ainsi que pour les participants à la cérémonie officielle. Malgré la marge d’appréciation dont bénéficie le gouvernement en la matière, la Cour n’est pas convaincue qu’il était impossible de garantir que les deux célébrations se déroulent de manière pacifique, soit en même temps, soit l’une à la suite de l’autre.[11]Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, CEDH, arrêt du 2 octobre 2001, point 109.
La CEDH a rendu une décision comparable dans l’affaire Öllinger c. Autriche. Le requérant, un député autrichien, avait informé la police de son intention d’organiser un rassemblement silencieux en présence d’environ six personnes au cimetière municipal de Salzbourg, pour rendre hommage aux Juifs de Salzbourg tués par les S.S. durant la Seconde Guerre mondiale. La réunion devait se tenir le jour de la Toussaint, une fête religieuse à l’occasion de laquelle la population a l’habitude de se rendre au cimetière pour se recueillir sur la tombe des défunts. Elle aurait ainsi coïncidé avec un hommage annuel controversé aux soldats S.S tués pendant la guerre, organisé par une association d’anciens membres des S.S. La police avait interdit la réunion, invoquant qu’elle pourrait provoquer des perturbations qui heurteraient les sentiments religieux des personnes venant se recueillir au cimetière.
La CEDH a estimé qu’une telle interdiction était disproportionnée et que les autorités auraient dû, à la place, déployé des forces de police pour garantir la tenue des deux rassemblements sans incident :
Tout d’abord, la réunion n’était nullement dirigé contre les croyances des personnes venues au cimetière ou contre la manifestation de ces croyances. De plus, le requérant n’attendait qu’un petit nombre de participants, qui envisageaient d’exprimer leur opinion par des moyens pacifiques et silencieux – ils devaient porter des messages commémoratifs – et avaient expressément écarté le recours aux chants et aux banderoles. En conséquence, la réunion prévue n’aurait pas en soi heurté les sentiments des visiteurs du cimetière.
Dans ces circonstances, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel la solution qui consistait à autoriser la tenue des deux rassemblements et à prendre des mesures préventives, telles qu’une présence policière pour tenir les deux groupes à distance l’un de l’autre, n’était pas viable et ne permettait pas de préserver le droit du requérant à la liberté de réunion tout en offrant une protection suffisante aux droits des personnes venues se recueillir au cimetière.[12]Öllinger c. Autriche, CEDH, arrêt du 29 juin 2006, points 47 et 48.
, la CEDH a établi clairement qu’un effort particulier devait être consenti pour faciliter le rassemblement si le lieu choisi revêt une importance cruciale pour ses organisateurs, par exemple du fait qu’il soit associé à un évènement historique.[10]Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, CEDH, arrêt du 2 octobre 2001, point 109. Cet effort additionnel peut, par exemple, consister à déployer des forces de police pour faciliter le rassemblement.
Les rassemblements ne peuvent pas être restreints à des lieux pré-déterminés
Le droit des organisateurs de choisir le lieu implique que la limitation des rassemblements à certains lieux pré-déterminés par la loi n’est pas autorisée. Ce principe a été confirmé par le Comité des droits de l’homme.
9.2 Quelles conditions les autorités doivent-elles remplir pour refuser l'utilisation du lieu choisi ?
Tout refus ou toute modification doit passer avec succès le test en trois volets
Comme dans le cas de la liberté de réunion pacifique, le droit de choisir le lieu du rassemblement n’est pas un droit absolu. Néanmoins, les limitations imposées à ce dernier doivent passer avec succès le test en trois volets concernant les restrictions légitimes à la liberté de réunion en vertu du droit international (voir la section 4). Le Comité des droits de l’homme a affirmé, à maintes reprises, ce qui suit :
De même, dans l’affaire Lashmankin et autres c. Russie, la CEDH a statué comme suit :
Le droit à la liberté de réunion inclut le droit de choisir le moment, le lieu et les modalités du rassemblement, dans les limites prévues à l’article 11, point 2 (…). En conséquence, dans les cas où le moment et le lieu du rassemblement sont essentiels pour les participants, un ordre imposant la modification dudit moment ou dudit lieu constitue une entrave à la liberté de réunion.
(…)
Premièrement, cela signifie que tout pouvoir dont disposent les autorités pour interdire le lieu de rassemblement privilégié par les organisateurs devrait être prescrit par la loi (voir la section 4.2), de sorte à restreindre de manière effective le pouvoir discrétionnaire des autorités. La CEDH a considéré qu’une loi russe autorisant les autorités à formuler des propositions « bien motivées » pour modifier le lieu d’un rassemblement était trop vague. La Cour a souligné qu’il était très difficile, voire impossible, d’établir qu’une décision n’était pas bien motivée.[17]Lashmankin et autres c. Russie, CEDH, arrêt du 7 février 2017, points 416 à 430. (uniquement disponible en anglais)Voir également Sáska c. Hongrie, CEDH, arrêt du 27 novembre 2012, point 21. (uniquement disponible en anglais)
Troisièmement, le refus doit être véritablement nécessaire (voir la section 4.4) et proportionné, ce qui signifie que les difficultés posées par le lieu envisagé ne peuvent être atténuées et qu’elles sont suffisamment graves pour justifier le refus. Les autorités doivent « attacher suffisamment d’importance à la liberté de réunion » et éviter de trop composer avec « la protection d’autres intérêts, tels que les droits et les libertés des personnes qui ne participent pas au rassemblement, ou encore la volonté d’éviter des perturbations, même mineures, de la vie quotidienne ».[20]Lashmankin et autres c. Russie, CEDH, arrêt du 7 février 2017, point 427. (uniquement disponible en anglais)Voir également Sáska c. Hongrie, CEDH, arrêt du 27 novembre 2012, point 21. (uniquement disponible en anglais)
L’affaire Chebotareva c. Fédération de Russie avait été introduite par une ressortissante russe qui avait tenté, à deux reprises, d’organiser un petit piquet pour rendre hommage à un journaliste assassiné. La première fois, elle avait été informée par les autorités locales que ces dernières envisageaient elles-mêmes d’organiser un évènement à la même heure et au même endroit, et lui avaient proposé un autre lieu à la place. Selon Mme Chebotareva, le lieu ainsi proposé était inadapté car il se situait en dehors du centre-ville, et l’évènement prétendument envisagé par les autorités n’a jamais eu lieu. La deuxième fois, les autorités avaient interdit le lieu choisi par l’organisatrice, invoquant un manque de sécurité en raison de la forte circulation automobile et piétonne. Le Comité a estimé que les raisons fournies par les autorités n’étaient pas adéquates et qu’en conséquence, il y avait eu violation de l’article 21 du PIDCP :
[L’]État partie n’a pas démontré pourquoi il était nécessaire d’empêcher les deux manifestations en question pour protéger la sécurité nationale, la sûreté publique et l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui. De plus, l’État partie n’a jamais réfuté l’allégation de l’auteur qui a affirmé qu’aucune manifestation n’avait eu lieu sur la place Gorki le 7 octobre 2007 et que la Journée de l’enseignant invoquée par la mairie n’était qu’un prétexte pour rejeter sa demande. Dans ces circonstances, le Comité conclut que l’État partie a violé le droit que tient l’auteur de l’article 21 du Pacte.[22]Chebotareva c. Fédération de Russie, Comité des droits de l’homme, adoption de vues du 26 mars 2012, Doc. des Nations Unies CCPR/C/104/D/1866/2009, point 9.3. (uniquement disponible en anglais)
Dans l’affaire Sáska c. Hongrie, le requérant avait souhaité organiser une manifestation sur la grande place située devant le Parlement hongrois. La police lui avait demandé de restreindre le rassemblement a une partie retirée de la place, plutôt qu’à l’ensemble de cette dernière. Sáska avait refusé, de sorte que la police avait interdit la manifestation. La CEDH n’avait pas été convaincue par l’argument invoqué par le gouvernement hongrois selon lequel la place devait demeurer dégagée afin de s’assurer que les députés puissent vaquer à leurs occupations sans entrave. En conséquence, l’interdiction s’est avérée injustifiée :
La Cour prend bonne note de l’affirmation avancée par le requérant selon laquelle une autre manifestation prévue exactement au même endroit le 15 octobre 2008 n’avait pas été interdite par les autorités. De l’avis de la Cour, il s’agit là d’un élément important, car à ladite date (…) cinq commissions parlementaires tenaient session (…) [O]r, à la date de l’évènement envisagé par le requérant, aucune activité parlementaire n’était en cours (…). En conséquence, la Cour ne peut que conclure que l’interdiction de la manifestation ne répondait pas à un besoin social impérieux, même face à l’intransigeance dont le requérant avait fait preuve en refusant de tenir compte de la proposition conciliante de la police (voir point 8 ci-dessus). Ainsi, la mesure n’était pas nécessaire dans une société démocratique. [24]Sáska c. Hongrie, CEDH, arrêt du 27 de novembre 2012, points 22 et 23. (uniquement disponible en anglais)
, la CEDH a fait valoir que les autorités hongroises avaient violé le droit à la liberté de réunion en demandant à l’organisateur de restreindre une manifestation à une zone déterminée de la place qu’il souhaitait utiliser, et ce sans fournir quelque motif sérieux que ce soit expliquant les raisons pour lesquelles le reste de la place n’était pas disponible. [23]Sáska c. Hongrie, CEDH, arrêt du 27 de novembre 2012, points 22 et 23. (uniquement disponible en anglais)
Un autre lieu approprié doit être proposé si celui choisi est véritablement inadapté
Le Comité des droits de l’homme a affirmé, à maintes reprises, que lorsque les autorités restreignaient la liberté de réunion pacifique, elles devaient être guidées par l’objectif de faciliter l’exercice dudit droit :
Dans l’affaire Primov et autres c. Russie, les autorités locales avaient interdit une manifestation pour plusieurs motifs, notamment le fait que les organisateurs attendaient 5 000 participants et que le parc où ils souhaitaient tenir le rassemblement ne pouvait accueillir que 500 personnes. La CEDH avait reconnu que le risque de surcharge constituait une raison légitime pour restreindre l’utilisation d’un lieu donné pour un rassemblement. Toutefois, face à une telle situation, l’interdiction pure et simple de l’évènement constitue une réaction disproportionnée :
[M]ême si un parc est, à priori, un « espace public » adapté à la tenue d’un rassemblement de masse, sa taille est un motif pertinent, car le risque de surcharge lors d’un évènement public constitue un danger considérable. Il n’est pas inhabituel que les autorités publiques de différents pays imposent des restrictions affectant le lieu, la date, le moment, la forme ou les modalités d’organisation d’un rassemblement public prévu (…). Aussi, la Cour reconnaît que de telles restrictions visent, en principe, un objectif légitime. (…) Cela étant dit, la Cour ne considère pas que la taille du parc constituait un motif suffisant pour interdire totalement la manifestation. (…) La Cour considère qu’en l’espèce, il appartenait aux autorités de réfléchir aux solutions alternatives envisageables et de proposer un autre lieu aux organisateurs.[28]Primov et autres c. Russie, CEDH, arrêt du 12 juin 2014, points 130 à 131. (uniquement disponible en anglais)
Malgré son interdiction, la manifestation avait eu lieu. Les manifestants entendaient pénétrer dans les locaux de l’administration d’arrondissement ; les autorités avaient bloqué leur passage et proposé alors un lieu alternatif dans le village, à savoir le garage municipal. De l’avis de la CEDH, une proposition de modification du lieu doit intervenir en temps et en heure :
Ladite proposition a été formulée à la dernière minute, lorsqu’il était quasiment impossible pour les organisateurs de modifier la forme, la portée et le calendrier de l’évènement. En conséquence, la Cour considère que la proposition alternative formulée par l’administration était inappropriée.[29]Primov et autres c. Russie, CEDH, arrêt du 12 juin 2014, point 147. (uniquement disponible en anglais)
[L] e lieu ou le moment proposé par les autorités en tant qu’alternative du lieu choisi par les organisateurs devrait être tel que le message que ces derniers souhaitent faire passer puisse toujours être communiqué (…). La Cour estime que la pratique en vertu de laquelle les autorités autorisent la tenue d’un rassemblement, mais uniquement dans un lieu qui ne se trouve pas à portée de vue et d’ouïe du public ciblé et dans lequel il aura moins d’écho est incompatible avec les exigences énoncées à l’article 11 de la Convention.[31]Lashmankin et autres c. Russie, CEDH, arrêt du 7 février 2017, point 426. (uniquement disponible en anglais)Voir également Sáska c. Hongrie, CEDH, arrêt du 27 novembre 2012, point 21. (uniquement disponible en anglais)
Toute restriction portant sur le lieu d’un rassemblement devrait pouvoir être contestée immédiatement
Si les autorités appliquent des restrictions au lieu d’un rassemblement, l’organisateur a le droit d’introduire une procédure d’appel accélérée (voir la section 11.6).
9.3 Utilisation des rues et des routes pour les rassemblements
En principe, les rues peuvent être utilisées pour la tenue d’actes de protestation, même si ces derniers perturbent la circulation
Le principe général selon lequel les autorités devraient faire preuve de tolérance vis-à-vis des perturbations causées par un rassemblement (voir la section 6) revêt une importance toute particulière lorsque ce dernier a lieu sur une route ou sur toute autre voie publique.
Ainsi, aucune de ces utilisations concurrentes de l’espace public ne l’emporte automatiquement sur les autres. En effet, il appartient aux autorités publiques, pour reprendre les termes de la CEDH, de « trouver un juste équilibre entre les droits de ceux souhaitant exercer leur liberté de réunion et ceux des autres dont la liberté de circulation pourrait … [s’en trouver] temporairement entravée de ce fait ».[34]Körtvélyessy c. Hongrie, CEDH, arrêt du 5 avril 2016, point 29 (uniquement disponible en anglais) et Patyi et autres c. Hongrie, CEDH, arrêt du 7 octobre 2008, point 42. (uniquement disponible en anglais).
Les autorités sont tenues de gérer la circulation autour des rassemblements
Les États ont l’obligation positive de faciliter la tenue des réunions pacifiques. La ComIDH a indiqué que
Dans l’affaire Körtvélyessy c. Hongrie, les autorités hongroises avaient interdit une manifestation craignant que celle-ci gênerait sérieusement à la circulation dans la zone. La CEDH a fait valoir qu’il s’agissait-là d’une violation du droit de réunion, n’étant pas convaincue que des mesures de facilitation appropriées « n’auraient pas pu contribuer à autoriser la tenue de la manifestation sans perturbation grave de la circulation ».[37]Körtvélyessy c. Hongrie, CEDH, arrêt du 5 avril 2016, points 28 à 29 (uniquement disponible en anglais)
Si les autorités manquent à leur obligation de tenter de gérer la circulation de façon proactive lors d’un rassemblement, les perturbations qui en résultent pourraient ne pas justifier aisément une entrave de ce dernier.
Critères afférents aux restrictions imposées aux rassemblements qui affectent sérieusement la circulation
Si la menace de perturbation de la circulation (ou la perturbation effective) causée par le rassemblement est particulièrement grave et ne peut être évitée en adoptant des mesures pour la gérer, l’imposition de restrictions peut se justifier dans certains cas , sous réserve que ces dernières passent avec succès (voir la section 4), y compris l’exigence de proportionnalité (voir la section 4.4).
La jurisprudence de la CEDH et d’autres sources laissent penser que les facteurs suivants sont pertinents pour déterminer si une restriction dans l’intérêt de la liberté de circulation est justifiée : (1) l’impact réel du rassemblement ; (2) sa durée ; (3) si les autorités ont été averties au préalable de la tenue du rassemblement ; (4) si la perturbation est intentionnelle et grave (par exemple, car le rassemblement se fait sous la forme du blocage d’une autoroute).
Dans l’affaire Körtvélyessy c. Hongrie, le requérant avait notifié à la police son intention d’organiser une manifestation de moins de 200 personnes devant le pénitentiaire de Budapest, lequel se trouve dans une voie sans issue. Le département de police de Budapest avait interdit la manifestation car il craignait que l’accès aux commerces, à une décharge et à l’entrée des fournisseurs de la prison soit empêché. La CEDH a estimé que trop de poids avait été accordé aux considérations afférentes à la circulation, lesquelles, par ailleurs, n’étaient pas convaincantes :
La Cour note que (…) le fondement utilisé pour interdire le rassemblement tenait, exclusivement, à des questions relatives à la circulation (…). Sur ce point, la Cour réitère qu’une manifestation dans un lieu public peut causer un certain degré de gêne dans la vie quotidienne (…).
[L]a Cour n’est pas convaincue par l’explication fournie par le gouvernement quant au fait que la rue Venyige, une voie de cinq ou huit mètres de large, avec une vaste voie de service adjacente, n’aurait pas pu accueillir la manifestation sans perturbation grave de la circulation. En effet, de tels arguments ne semblent pas tenir compte du fait que la rue est une voie sans issue, de sorte que la circulation dans cette dernière présente une importance limitée (…).
En conséquence, la Cour conclut que les autorités, en interdisant la manifestation et en se fondant pour cela uniquement sur des considérations tenant à la circulation, n’ont pas trouvé un juste équilibre entre les droits de ceux souhaitant exercer la liberté de réunion et ceux des autres dont la liberté de circulation aurait pu s’en trouver, le cas échéant, temporairement entravée.[39]Körtvélyessy c. Hongrie, CEDH, arrêt du 5 avril 2016, points 28 à 29 (références omises) ; voir également Patyi et autres c. Hongrie, CEDH, arrêt du 7 octobre 2008, point 42.
Troisièmement, la CEDH souligne que la notification préalable(voir la section 11.2) de l’organisation d’un rassemblement permet aux autorités de remplir plus aisément leur obligation de gérer la circulation. Dans l’affaire Oya Ataman c. Turquie, la Cour avait considérée disproportionnée la dispersion très rapide de la manifestation, mais avait reconnu toutefois que le respect d’un
préavis aurait permis aux autorités de prendre les mesures nécessaires pour réduire les perturbations de circulation que la manifestation pouvait causer à une heure de pointe. [42]Oya Ataman c. Turquie, CEDH, arrêt du 5 décembre 2006, point 39. (uniquement disponible en anglais)
Cela signifie que si les autorités sont prévenues à l’avance de la tenue d’un rassemblement, le seuil d’entrave de ce dernier en raison de la perturbation de la circulation est plus élevé.
L’affaire Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge/Republik Österreich
L’affaire Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge/Republik Österreich dont la CJUE avait été saisie portait sur le blocage de l’autoroute du Brenner, une voie majeure empruntée par les poids lourds qui transitent entre l’Allemagne et l’Italie, lequel avait duré près de 30 heures. Le blocage avait été organisé par une organisation de défense de l’environnement en vue d’attirer l’attention sur les coûts sanitaires et environnementaux entraînés par l’augmentation du passage de poids lourds sur l’autoroute. Ladite organisation avait informé les autorités autrichiennes de ses intentions un mois à l’avance. Schmidberger, une société de transports allemande qui avait subi des pertes à cause du blocage de l’autoroute, avait poursuivi en justice le gouvernement autrichien. Elle estimait qu’en s’abstenant d’interdire la manifestation et de garder l’autoroute ouverte, l’Autriche avait violé le droit à la libre circulation des marchandises consacré par le droit de l’Union européenne. La Cour de justice avait conclu, néanmoins, que les autorités autrichiennes avaient trouvé un juste équilibre entre les intérêts en jeu :
[L]es autorités nationales compétentes ont pu estimer qu’une interdiction pure et simple de celui-ci aurait constitué une interférence inacceptable dans les droits fondamentaux des manifestants de se réunir et d’exprimer paisiblement leur opinion en public.
Quant à l’imposition de conditions plus strictes en ce qui concerne tant le lieu — par exemple sur le bord de l’autoroute du Brenner — que la durée — limitée à quelques heures seulement — du rassemblement en question, elle aurait pu être perçue comme constituant une restriction excessive de nature à priver l’action d’une partie substantielle de sa portée. Si les autorités nationales compétentes doivent chercher à limiter autant que possible les effets qu’une manifestation sur la voie publique ne manque pas d’avoir sur la liberté de circulation, il n’en demeure pas moins qu’il leur appartient de mettre cet intérêt en balance avec celui des manifestants, qui visent à attirer l’attention de l’opinion publique sur les objectifs de leur action.
Un différend quelque peu comparable avait opposé l’Uruguay et l’Argentine, en Amérique du Sud. L’autorisation par l’Uruguay de la construction d’une usine de pâte à papier sur les bords du fleuve qui sépare les deux pays avait causé de vives inquiétudes du côte argentin sur une éventuelle pollution. Début 2005, des manifestants avaient commencé, de façon intermittente, à bloquer les ponts sur le fleuve. Les autorités argentines n’étaient pas intervenues, de sorte que le principal poste frontalier avait été fermé pendant des mois. En juillet 2006, l’Uruguay avait assigné l’Argentine en justice dans le cadre du système de règlement de différends prévu par le bloc commercial du Mercosur. Le tribunal arbitral saisi de l’affaire avait souligné l’importance des droits de liberté d’expression et de réunion pacifique, mais avait estimé que l’Argentine avait accordé à ces derniers une priorité déraisonnable par rapport à la libre circulation des biens et des services, en autorisant les blocages à se poursuivre pendant trois mois durant une période de pointe pour le commerce et le tourisme.[45]Sentence arbitrale du Tribunal arbitral ad hoc Mercosur (Uruguay c. Argentine), 6 septembre 2006, points 178 et 179. (uniquement disponible en anglais).
[/foaaabox] est un exemple intéressant de l’application de principe. Le différend trouvait son origine dans un rassemblement qui avait provoqué le blocage d’une autoroute importante pendant près de 30 heures. Les organisateurs avaient prévenu les autorités autrichiennes de leur intention d’organiser le barrage routier un mois à l’avance. Les autorités avaient autorisé la tenue du rassemblement et avaient adopté plusieurs mesures préventives pour limiter la perturbation de la circulation sur l’autoroute. Une société de transports qui, malgré tout, avait été victime de certains retards, avait demandé à être indemnisée, invoquant que le rassemblement aurait dû être interdit pour sauvegarder la libre circulation des marchandises. La Cour de justice s’était rangé à l’avis des autorités autrichiennes et avait jugé que celles-ci avaient estimé, à juste titre, qu’elles devaient autoriser la manifestation.[43]Affaire C-112/00, Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge/Republik Österreich, CJUE, arrêt du 12 juin 2003. (uniquement disponible en anglais)
La CEDH a clairement établi que l’important est que les autorités aient une connaissance préalable effective du rassemblement, de sorte qu’elles puissent adopter des mesures de gestion de la circulation, et non pas que les organisateurs dudit rassemblement se soient pliés à une exigence de notification préalable officielle. Dans l’affaire Balçik et autres c. Turquie, la police avait reçu des rapports des services de renseignements indiquant que des manifestants entendaient se rassembler dans le centre-ville d’Istanbul pour bloquer une ligne de tramway. La Cour avait critiqué « l’impatience » dont les autorités avaient fait preuve pour disperser la manifestation, au bout de 30 minutes, afin de restaurer l’ordre public. Elle avait indiqué, à ce propos, ce qui suit :
(…) bien qu’aucune notification n’ait été donnée, les autorités avaient une connaissance préalable (…) de la tenue de cette manifestation à ladite date et auraient pu, de ce fait, adopter des mesures préventives. [46]Balçik et autres c. Turquie, CEDH, arrêt du 29 novembre 2007, point 51. (uniquement disponible en anglais)
Quatrièmement, la CEDH semble exiger moins de tolérance de la part des autorités dans les cas d’obstructionintentionnelle et grave de la circulation que pour les rassemblements se tenant sur la voie publique où la perturbation de la circulation constitue un effet indésirable, ou pour les blocages de plus faible importance.
[foaabox link="Dans l\’affaire Kudrevičius et autres c. Lituanie" title="Kudrevičius et autres c. Lituanie" idb="box7"]
Dans l’affaire Kudrevičius et autres c. Lituanie, les requérants faisaient partie d’un groupe d’agriculteurs qui rencontraient des difficultés en raison des faibles prix du lait, des céréales et de la viande. Ils s’étaient vus accorder l’autorisation de manifester dans plusieurs lieux. Les négociations avec le gouvernement ayant stagné, les requérants, avec d’autres agriculteurs, avaient placé des tracteurs sur les trois autoroutes principales lituaniennes. Ils n’avaient pas informé les autorités de cette action au préalable, et avaient ignoré les injonctions policières leur demandant de quitter les lieux. Les barrages avaient causé des perturbations importantes pendant deux jours. Les requérants avaient été condamnés par des tribunaux nationaux à 60 jours d’emprisonnement pour « émeutes », avec un sursis d’un an. Ils s’étaient vus également interdire de quitter leur domicile pendant une durée de plus de sept jours sans l’autorisation préalable des autorités.
S’agissant du niveau de protection applicable, la CEDH a statué comme suit :
Le refus délibéré des organisateurs de se conformer à ces règles et leur décision de structurer tout ou partie d’une manifestation de façon à provoquer des perturbations de la vie quotidienne et d’autres activités à un degré excédant le niveau de désagrément inévitable dans les circonstances constituent un comportement qui ne saurait bénéficier de la même protection privilégiée offerte par la Convention qu’un discours ou débat politique sur des questions d’intérêt général ou que la manifestation pacifique d’opinions sur de telles questions.[49]Kudrevičius et autres c. Lituanie, CEDH, Grande Chambre, arrêt du 15 octobre 2015, point 156.
Dans le même temps, la Cour a souligné que les autorités devaient toutefois réagir face à de tels blocages routiers de façon proportionnée :
L’absence d’autorisation préalable et l’« illégalité » consécutive de l’action ne donne pas carte blanche aux autorités, lesquelles demeurent limitées par l’exigence de proportionnalité découlant de l’article 11. Il convient donc d’établir les raisons pour lesquelles la manifestation n’avait pas été autorisée dans un premier temps, l’intérêt général en jeu, et les risques que comportait le rassemblement. La méthode utilisée par la police pour décourager les manifestants, pour les contenir dans un endroit particulier ou pour disperser la manifestation constitue également un élément important pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence.[50]Kudrevičius et autres c. Lituanie, CEDH, Grande Chambre, arrêt du 15 octobre 2015, point 151. Voir également Primov et autres c. Russie, CEDH, arrêt du 12 juin 2014, point 119. (uniquement disponible en anglais).
In fine, la Cour a conclu qu’il n’y avait pas eu de violation des droits des requérants. Elle a noté que les agriculteurs avaient pu, en effet, tenir des rassemblements pacifiques dans les lieux sollicités par leurs soins au préalable, et que lorsqu’ils s’étaient déplacés jusqu’aux autoroutes la police n’avait pas dispersé les rassemblements par la force. Les sanctions infligées par la suite, bien que de nature pénale, n’étaient pas excessives.[51]Kudrevičius et autres c. Lituanie, CEDH, Grande Chambre, arrêt du 15 octobre 2015, points 176 à 183.
L’affaire portait sur le blocage de trois autoroutes principales lituaniennes pendant environ 48 heures, et cela sans notification préalable des autorités. Des arrêts antérieures de la CEDH suggèrent que les blocages routiers de plus faible envergure ne justifient pas un degré de tolérance réduit de la part des autorités. Dans l’affaire Balçik et autres c. Turquie, la Cour avait ainsi reproché aux autorités turques leur manque de tolérance vis-à-vis d’un blocage temporaire d’une seule ligne de tramway.[48]Balçik et autres c. Turquie, CEDH, arrêt du 29 novembre 2007, points 51 à 52. (uniquement disponible en anglais)
9.4 Interdictions générales des rassemblements dans certains lieux, tels que les bâtiments publics
(…) Les espaces situés à proximité de bâtiments emblématiques comme les palais présidentiels, les parlements ou les monuments commémoratifs devraient également être considérés comme des espaces publics et les réunions pacifiques devraient être autorisées en ces lieux. À cet égard, l’imposition de restrictions concernant le moment ou le lieu de la réunion ou la manière dont elle se déroule, exige que le strict critère de nécessité et de proportionnalité mentionné plus haut soit appliqué.[54] Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Deuxième rapport thématique du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association, Maina Kiai, Doc. des Nations Unies A/HRC/23/39, 24 avril 2013, point 66 (uniquement disponible en anglais).
Dans l’affaire Lashmankin et autres c. Russie, les requérants dénonçaient une loi qui interdisait la tenue d’évènements publics « à proximité immédiate » de plusieurs types de bâtiments, tels que des tribunaux, des institutions pénitentiaires, les résidences du président, des usines de fabrication de produits dangereux, des lignes ferroviaires et des gazoducs ou oléoducs. La CEDH avait statué comme suit :
[U]ne interdiction générale des manifestations ne peut se justifier que s’il existe un réel danger que celles-ci provoquent des troubles qui ne peuvent être évités par la prise d’autres mesures moins restrictives. À ce propos, les autorités doivent tenir compte de l’effet de l’interdiction des manifestations qui ne constituent pas, en tant que telles, un danger pour l’ordre public. Uniquement dans le cas où les considérations de sécurité justifiant l’interdiction l’emportent clairement sur le préjudice dû à l’interdiction desdites manifestations, et où il n’est pas possible d’éviter de tels effets indésirables dus à cette dernière, en réduisant sa portée en termes d’application territoriale et de durée, l’interdiction en cause peut être considérée comme nécessaire au sens de l’article 11, point 2, de la Convention.[61]Lashmankin et autres c. Russie, CEDH, arrêt du 7 février 2017, point 434. (uniquement disponible en anglais)
Dans les circonstances de l’espèce, la Cour a conclu que la loi en question violait le droit à la liberté de réunion car elle ne « diminuait pas un risque précis pour la sécurité publique ou un risque précis de troubles en constituant une atteinte minimale au droit de réunion ».[62]Lashmankin et autres c. Russie, CEDH, arrêt du 7 février 2017, point 437. (uniquement disponible en anglais) C’est ainsi, par exemple, que la loi interdisait toute manifestation à proximité d’un tribunal, et non pas uniquement celles organisées dans le but de perturber l’administration de la justice.[63]Lashmankin et autres c. Russie, CEDH, arrêt du 7 février 2017, point 440. (uniquement disponible en anglais)
Dans l’affaire Taranenko c. Russie, la requérante avait été arrêtée avec un groupe d’environ 40 personnes qui avait occupé l’espace d’accueil du bâtiment de l’administration présidentielle, à Moscou, en brandissant des pancartes et en distribuant des tracts appelant à la démission du président. Elle soutenait qu’elle n’était pas membre du Partie national bolchevik, qui avait organisé la manifestation, mais qu’elle s’était rendue sur les lieux pour recueillir des informations pour sa thèse de sociologie. Après avoir passé près d’une année en détention provisoire, Mlle. Taranenko avait été reconnue coupable d’avoir participé à l’organisation de trouble à l’ordre public et condamnée à une peine d’emprisonnement de trois ans avec sursis et mise à l’épreuve. Le tribunal avait estimé que le fait qu’elle ait ou non rejoint le rassemblement pour effectuer des recherches était dépourvu de toute pertinence, car elle avait participé directement à la violation de la procédure d’admission dans le bâtiment, à l’occasion de laquelle les manifestants avaient repoussé un garde de sécurité et détruit du mobilier (qu’ils avaient remboursé par la suite). La CEDH a fait valoir ce qui suit :
[L]a requérante et d’autres participants à la manifestation souhaitaient attirer l’attention de leurs concitoyens et des fonctionnaires publics sur leur désaccord avec les politiques du président et leur demande de démission de ce dernier. Il s’agissait-là d’un sujet d’intérêt public (…). Cela étant dit, la Cour rappelle que, nonobstant l’importance reconnue de la liberté d’expression, l’article 10 ne confère aucune liberté d’assemblée pour l’exercice d’un tel droit. En particulier, ladite disposition ne nécessite pas la création automatique de droits d’entrée dans les propriétés privées, ni même nécessairement dans tous les lieux relevant du domaine public, tels que, par exemple, les bureaux du gouvernement et les ministères.[65]Taranenko c. Russie, CEDH, arrêt du 15 mai 2014, points 77 et 78. (uniquement disponible en anglais)
Et la Cour poursuivait sur l’appréciation de la proportionnalité de la sanction infligée, en la comparant à des sanctions imposées dans le cadre d’autres affaires dont elle avait eu à connaître. Elle a conclu que la peine en question était clairement disproportionnée :
[L]a conduite des manifestants, bien qu’ayant impliqué un certain degré de perturbation et ayant causé certains dégâts, n’a pas été violente (…) bien qu’une sanction pour les actes de la requérante aurait pu se trouver justifiée par des exigences d’ordre public, la longue durée de la détention provisoire dans l’attente du procès et celle de la condamnation prononcée avec sursis lui ayant été infligée n’étaient pas proportionnelles au but légitime poursuivi. La Cour estime que la sévérité inhabituelle de la sanction imposée en l’espèce doit avoir eu pour effet de dissuader la requérante et d’autres personnes de participer à l’avenir à tout acte de protestation.[66]Taranenko c. Russie, CEDH, arrêt du 15 mai 2014, points 93 et 95. (uniquement disponible en anglais)
, la CEDH a jugé que la liberté d’expression « ne nécessite pas la création automatique de droits d’entrée dans des propriétés privées, ni même nécessairement dans tous les lieux relevant du domaine public, tels que, par exemple, les bureaux du gouvernement et les ministères ».[64]Taranenko c. Russie, CEDH, arrêt du 15 mai 2014, point 78. (uniquement disponible en anglais)
9.5 Les rassemblements organisés sur une propriété privée
L’affaire Appleby et autres c. Royaume-Uni avait été introduite par trois personnes physiques et un groupe de défense de l’environnement qui avaient souhaité recueillir des signatures pour une pétition à l’entrée du centre commercial des Galeries, construit par un promoteur immobilier public dans le nouveau centre-ville, et vendu par la suite à une société privée. Le directeur du centre commercial avait refusé l’autorisation d’installer un stand dans ce dernier ou dans ses parkings, invoquant la politique de neutralité du propriétaire. Les requérants avaient ainsi installé des stands sur les voies piétonnes publiques et dans l’ancien centre-ville.
Devant la CEDH, ils avaient soutenu que l’État était directement responsable de l’ingérence survenue dans leur liberté d’expression et de réunion puisque c’était bien l’État qui avait fait construire les Galeries sur un terrain public et approuvé leur cession à un propriétaire privé. La Cour n’avait pas partagé ce point de vue, estimant qu’un tel état de fait ne rendait pas l’État directement responsable des actes du directeur du centre commercial.[70]Appleby et autres c. Royaume-Uni, CEDH, arrêt du 6 mai 2003, point 41. Les requérants avaient soutenu également que l’État était indirectement responsable, car il avait l’obligation positive de garantir l’exercice de leurs droits dans les Galeries car l’accès au centre-ville était essentiel pour communiquer de façon effective avec la population.
La Cour a choisi d’analyser cet argument à la lumière de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (liberté d’expression), mais a indiqué que des considérations très proches valaient pour l’article 11 du même texte (liberté de réunion pacifique).[71]Appleby et autres c. Royaume-Uni, CEDH, arrêt du 6 mai 2003, point 52. Elle a rejeté l’idée qu’il y ait un droit automatique de pénétrer dans des propriétés privées aux fins de l’exercice de la liberté d’expression, tout en reconnaissant, dans le même temps, la possibilité d’imposer à l’État l’obligation positive de garantir l’accès aux propriétés si l’exercice effectif de la liberté d’expression s’avérait autrement impossible :
Cette disposition [article 10], malgré l’importance reconnue à la liberté d’expression, ne donne pas la liberté de choisir un forum en vue d’exercer ce droit. Certes, l’évolution démographique, sociale, économique et technologique modifie les moyens de déplacement et de communication dont disposent les individus, mais la Cour n’est pas convaincue que cette évolution exige automatiquement la création d’un droit de pénétrer dans des propriétés privées ni même nécessairement dans l’ensemble des biens appartenant au domaine public (par exemple les administrations et les ministères). Toutefois, lorsque l’interdiction d’accéder à la propriété a pour effet d’empêcher tout exercice effectif de la liberté d’expression ou lorsque l’on peut considérer que la substance même de ce droit s’en trouve anéantie, la Cour n’exclut pas que l’État puisse avoir l’obligation positive de protéger la jouissance des droits prévus par la Convention en réglementant le droit de propriété. Une ville appartenant à une entreprise, dans laquelle la municipalité tout entière est contrôlée par un organisme privé, en serait un exemple.[72]Appleby et autres c. Royaume-Uni, CEDH, arrêt du 6 mai 2003, point 47.
Dans la présente affaire, néanmoins, la Cour a estimé qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments établissant que les requérants avaient été effectivement empêchés de communiquer leur point de vue à leurs concitoyens. En effet, ils avaient tout de même obtenu une autorisation individuelle de la part des commerces se trouvant dans l’enceinte des Galeries et de distribuer des tracts sur les voies publiques ou dans l’ancien centre-ville.
,[68]Appleby et autres c. Royaume-Uni, CEDH, arrêt du 6 mai 2003. la CEDH a jugé que si la privatisation d’un espace public atteignait le stade où la protestation effective ne s’avère plus possible, l’État pouvait être contraint d’intervenir et de garantir l’accès aux espaces privés.
Si les propriétaires fonciers privés ont d’une manière générale le droit de décider qui peut accéder à leur propriété, les droits relatifs aux réunions peuvent nécessiter l’adoption de mesures positives de protection, même dans le cadre de relations entre individus[69] Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Rapport conjoint du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association et du Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires concernant la bonne gestion des rassemblements, Doc. des Nations Unies A/HRC/31/66, 4 février 2016, point 84. (uniquement disponible en anglais) .
Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Deuxième rapport thématique du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association, Maina Kiai, Doc. des Nations Unies A/HRC/23/39, 24 avril 2013, point 66 (uniquement disponible en anglais). ↑
Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Rapport conjoint du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association et du Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires concernant la bonne gestion des rassemblements, Doc. des Nations Unies A/HRC/31/66, 4 février 2016, point 84. (uniquement disponible en anglais) ↑